«La fibromyalgie est d’abord un syndrome médical, ensuite une construction sociale»
Article de V. Piguet M. Casselyn B. KieferMarcel-Francis Kahn
Médecin, professeur émérite de rhumatologie à l’Université Paris 7, Francis Kahn a été le pionnier de la reconnaissance en France de la fibromyalgie en décrivant le tableau clinique et en discutant ses critères diagnostiques.
Vous souvenez-vous de votre première patiente fibromyalgique ?
Au milieu des années 70, j'avais revu avec une collègue six mille dossiers du Service de mon patron de l'époque, le Pr de Sèze. Trois cent soixante concernaient des patientes «qui avaient mal partout». Ces malades étaient appelées de façon extrêmement négative : au mieux «douloureuses chroniques» mais dans beaucoup de dossiers elles étaient plutôt traitées d'enquiquineuses, si ce n'est de simulatrices ou de flemmardes. Cela m'avait semblé être une grande injustice. C'est alors que j'ai commencé à m'intéresser à la fibromyalgie, en me disant qu'il n'était pas possible de laisser ces dossiers sans suite. J'ai donc relu la littérature et découvert les textes des Canadiens Moldowski et Smythe, publiés entre 75 et 79, sur les troubles du sommeil et les points douloureux. Ce sont ces textes qui ont été à l'origine d'un nouvel essor d'une pathologie que les Anglais avaient décrite de façon très correcte dès les années 20 en Angleterre sous le nom de fibrositis. On l'avait subodoré dès le milieu du 19 e siècle, mais c'était totalement méconnu dans toute l'Europe continentale. Avant la Seconde Guerre mondiale, les Américains et notamment Philip Hench qui a reçu le prix Nobel pour la découverte de la cortisone étaient très sceptiques. Ils ont ensuite été plus convaincus. C'est le même Hench qui a changé le nom inapproprié de fibrositis en fibromyalgie, dénomination à peine meilleure que la précédente.
Comment ces patients étaient-ils considérés à l'époque ?
Très mal ! Il suffisait de voir dans ces fameux dossiers comment étaient considérées ces patientes. Ce mépris dure encore un peu. Le fait de donner un nom reconnu a été important. J'ai regretté que celui que j'ai proposé n'ait pas été gardé : le syndrome polyalgique idiopathique diffus, le «SPID», qui décrivait mieux le syndrome puisqu'il ne s'agit pas d'une maladie musculaire et que le tissu fibreux n'a rien à y voir. Mais un acronyme tiré du français ne pouvait passer dans la littérature internationale. Le fait que la fibromyalgie ait été reconnue comme une entité autonome par l'OMS en 1992 n'a pas fait complètement disparaître les gens sceptiques et comme vous le savez peut-être, il y a eu dans les éditoriaux du Journal of Rhumatology canadien, il y a seulement deux ans et demi, une bagarre acerbe entre des gens qui disaient ce que je condamne que la fibromyalgie est une «maladie sociale» ; que reconnaître les fibromyalgiques comme des malades serait les installer dans un état pathologique. Néanmoins, on a vu une reconnaissance, progressive, se faire. En France, il y a eu un coup d'accélérateur très récent, avec plusieurs publications cette année d'un livre, d'articles de presse, et d'un excellent rapport de l'Académie de médecine rendu aux pouvoirs publics français en janvier dernier.
Qui a été à la base de ce rapport ?
C'est une demande précise du ministère de la Santé à l'Académie de médecine. Charles Joël Menkes, professeur de rhumatologie, et Pierre Godeau, professeur de médecine interne, ont rédigé un avis long et circonstancié, dont les conclusions sont tout à fait acceptables et pertinentes. Ce rapport est aussi la résultante de l'influence grandissante des associations de malades, qui rencontrent des problèmes de reconnaissance au travail ou avec la Sécurité sociale, et s'adressent aux gens qui ont vocation d'écouter les plaintes des citoyens : députés, sénateurs, maires. Ceux-ci répercutent leurs demandes aux pouvoirs publics qui finissent par prendre le problème en considération. Les élections approchant... Cette influence s'était déjà manifestée il y a quatre ou cinq ans, en passant par le haut comité de la Sécurité sociale. Le rapport édité à l'époque n'a pas été rendu public, mais a permis de donner une information et des indications aux médecins experts. A l'époque, les associations voulaient que je les soutienne pour que la fibromyalgie fasse partie du secteur des «30 affections de longue durée» mais j'ai refusé. En effet, en France, il existe 30 affections de longue durée, reconnues comme maladies majeures, prises en charge à 100%. Cette liste est bien entendu restrictive. Je pense et c'est également la conclusion du rapport de l'Académie de médecine que la fibromyalgie ne peut être mise au même niveau que la sclérose en plaques, le cancer du pancréas, etc.
Pour quelle raison la fibromyalgie a-t-elle eu besoin d'un soutien populaire ? De relais politiques pour se faire entendre ? Pourquoi y a-t-il un courant de résistance chez les médecins ?
Peut-être a-t-on trop envisagé la fibromyalgie comme une maladie «ordinaire». Or, elle est dépourvue de signes cliniques, radiologiques, ou biologiques. Par conséquent, des médecins ont eu du mal à reconnaître ces femmes dans leur souffrance je dis ces femmes car pour moi la fibromyalgie frappe essentiellement les femmes. En outre, cette reconnaissance a été compliquée par les critères de l'ACR*, que je trouve ineptes et que je critique depuis de nombreuses années ! Beaucoup de médecins confrontés à ces patientes souvent agressives réagissent par une contre-agression, et ont par conséquent tendance à les considérer comme des «enquiquineuses», voulant un arrêt de travail ou une mise en invalidité ; ils considèrent, au mieux, que cela se passe «dans la tête» et que ce n'est pas une «vraie» maladie. Certes, il y a dans la fibromyalgie un retentissement psychologique, il ne faut pas le nier : état dépressif, crises d'angoisse paroxystiques, etc. Les médecins ne sont pas formés durant leurs études à la prise en charge de ce type de patientes. Celles-ci se sentant repoussées, négligées, méprisées, agressées, se sont regroupées, avec les avantages et les inconvénients des associations.
Vous n'acceptez pas la notion de «bio-psycho-social» comme une façon d'accepter ces malades, de mieux les comprendre ?
Non, pas du tout. Certains pensent que la notion de bio-psycho-social est à l'avantage des patients, mais ce n'est pas mon opinion. Dire qu'une affection est essentiellement une maladie sociale c'est l'idée que défendent tous les gens qui ne reconnaissent pas la fibromyalgie comme un syndrome véritablement médical, qui parlent de «construction sociale» a manifestement des retombées négatives qui se manifestent notamment au cours des expertises. A partir du moment où un médecin prend cette position, il introduit un obstacle fatal dans la relation médecin-malade : il ne reçoit pas le patient dans sa plainte elle-même. Or il faut les reconnaître dans leur plainte, leur dire avant toute chose : je vous crois, je sais que vous ressentez ce que vous dites, au niveau où vous le dites. Finalement, toutes les pathologies sont en partie des constructions sociales : le cancer, la tuberculose, le sida ô combien, mais le problème est de savoir ce que vous mettez en premier. De savoir quelle est la hiérarchie. Mettre la construction sociale en second, en retentissementd'une situation pathologique, n'est pas la même chose que de partir tout de suite sur cette notion. Ce n'est pas du tout pareil de dire qu'une symptomatologie, dont nous n'avons pas actuellement une explication totalement cohérente, puisse entraîner pour des motifs évidents un retentissement social au travail, dans la famille, dans la société et psychologique. Quand on souffre pendant longtemps, il serait extraordinaire qu'il n'y ait pas un retentissement psychologique.
Malgré tout, l'autre vision permet aussi de remettre en question un fonctionnement de société : les seuls moyens de décrocher actuellement d'un travail extrêmement contraignant, d'un environnement social insupportable, c'est ce genre de trouble ou la dépression, pour exprimer quelque chose.
Ce problème se rencontre dans tous les handicaps, pas seulement dans la fibromyalgie. Actuellement, dans tous les pays développés, on insiste beaucoup sur ce que l'on peut faire pour concilier travail et handicap. Le médecin peut se poser la question dans ce sens-là. Tous ceux qui combattent la notion de syndrome fibromyalgique sont ceux qui mettent l'accent sur le psychosocial. La fibromyalgie est présente dans toutes les classes de la société, et pas uniquement dans les pays industrialisés. Chez les Amish, population paisible et sans problèmes sociaux, la fréquence de la fibromyalgie est la même qu'ailleurs aux Etats-Unis. En Afrique du Nord, elle est connue sous le nom de koulchite, «mal partout». L'évolution de sociétés où l'on n'avait pas l'habitude de se plaindre fait qu'au Japon, on voit des fibromyalgiques ; il y en a en Chine, au Vietnam, en Corée. Mais il est normal que dans certains pays, face à des pathologies infectieuses majeures, le corps médical ne s'attache pas en priorité aux problèmes de fibromyalgie.
Les résultats de la prise en charge des fibromyalgiques sont toujours décevants, et la question de la réinsertion professionnelle est très difficile. Que proposez-vous ?
Cela pose le problème général de la réinsertion professionnelle de tous les handicapés. Ni plus ni moins. Dans beaucoup d'entreprises, les charges de travail sont restées qualitativement les mêmes mais se sont modifiées quantitativement. Très peu de travaux ont essayé d'évaluer les rapports qu'il pourrait y avoir entre les terrains fibromyalgiques et les difficultés du overuse syndrom, ces pathologies liées au travail que l'on commence à observer dans des professions qui n'avaient jamais été touchées et qui fournissent un grand contingent : les employés de bureau. Le fait de rester pendant sept heures devant un ordinateur, d'avoir des tâches répétitives à faire, la pression par rapport à la rentabilité, peuvent entraîner des douleurs dans le cou, le dos, les trapèzes, et finalement diffuses.
On dispose de méthodes d'imagerie médicale depuis un certain nombre d'années. A-t-on réussi à cerner une entité nosologique avec ces techniques d'imagerie autour de la fibromyalgie ?
Ce n'est pas encore totalement assuré, car ce sont des méthodes difficiles à mettre en jeu et très chères. Ceux qui établissent les budgets de la Santé publique ne mettent pas la fibromyalgie en tête des priorités. En France, l'un des souhaits de l'Académie de médecine est que la recherche progresse pour qu'on arrive à transformer cela en un outil diagnostique de certitude, puisqu'on ne dispose actuellement que de critères limités. Mais il y a seulement quelques années nous n'avions pas l'idée que nous pourrions observer le fonctionnement du système nerveux central et notamment des régions cérébrales par l'IRM fonctionnel et le PET-scan. Cela a explosé d'un seul coup. Nous aurons un jour des méthodes objectives pour étudier rigoureusement les différentes composantes de ce syndrome qu'est la fibromyalgie.
Ce syndrome est-il celui que certains spécialistes appellent «syndrome douloureux somatoforme persistant», ou y a-t-il à l'intérieur de la fibromyalgie plusieurs entités distinctes ?
Je me méfie beaucoup de cette notion de «somatoforme» qui a remplacé l'ancien «psychosomatique». Ceux qui défendent cette approche négligent totalement la physiologie ! Il y a suffisamment d'éléments scientifiques pour admettre que la fibromyalgie résulte d'un ensemble de mécanismes qui aboutissent tous à en faire une maladie de la douleur. La douleur est une fonction organique extrêmement complexe. Il est donc plus raisonnable de parler d'un syndrome, c'est-à-dire d'une voie finale commune de causes différentes qui toutes sont sur les chemins de ce trajet des sensations douloureuses. C'est en quelque sorte une pathologie des quatre éléments de la fonction douleur : perception, transmission, modulation et intégration. Le système nerveux est peut-être «trop sensible», il y a maintenant un consensus là-dessus : la fibromyalgie est une allodynie généralisée. Ce terme est capital dans la notion de la fibromyalgie : une sensation non douloureuse ressentie comme douloureuse.
Quel serait le facteur déclenchant de la fibromyalgie ?
Le primum movens est-il génétique ? Les travaux publiés ne me semblent pas convaincants. En ce qui concerne la biochimie, une chose est nette : la substance P, qui joue un rôle très important dans les phénomènes douloureux, est très augmentée dans les phénomènes fibromyalgiques ; c'est un acquis. Rôle majeur ou résultante ? En fait on ne sait pas quel est le facteur déclenchant du dérèglement de la fonction douleur, et s'il est génétique, inné ou acquis. On s'intéresse beaucoup aux fonctions modulées par les fonctions de la base du cerveau, entre autres l'humeur et le sommeil. Quand on dit que les fibromyalgiques sont déprimées, il y a trois possibilités : tout d'abord, que la fibromyalgie soit la conséquence unique de la dépression c'est le modèle psycho-bio-social. Rien ne le confirme. La deuxième possibilité, c'est que la dépression soit la conséquence d'un état mal expliqué, mal reconnu, mal vécu... C'est probablement le cas pour un certain pourcentage de patientes. La troisième est que l'état dépressif chronique comme les troubles du sommeil dépendent directement des noyaux centraux et des zones sous-corticales du cerveau. On est à l'aube de savoir tout ce qui se passe dans cette zone. Voilà pourquoi je pense que le devoir des médecins est d'abord de considérer le patient dans ce qu'il est et non pas dans tout ce qui l'entoure ; dans ce modèle, il faut obligatoirement commencer par le bio au sens large. Personne ne nie l'aspect psycho-social, le tout c'est de ne pas inverser le problème et dire que c'est socio-psycho-bio.
Selon vous, 90% des patients fibromyalgiques sont des femmes. Comment expliquer cette prédominance ?
Ce pourcentage se retrouve dans tous les travaux. Certains pensent que chez la femme le seuil douloureux physiologique est plus bas que chez l'homme. Je n'en suis pas convaincu. D'après mon expérience, presque tous les hommes fibromyalgiques présentent des troubles totalement différents, ce sont des obsessionnels compulsifs mais je crois avoir été le seul à le dire. Les femmes fibromyalgiques sont déprimées, ont des bouffées d'angoisse paroxystique... Pourquoi ? Certes, on peut penser à un désordre lié au sexe, hypothalamique voire hypothalamo-hypophysaire... Il n'y a pas de preuve formelle que les symptômes fibromyalgiques soient imputables uniquement aux œstrogènes. J'ai cependant toujours eu l'impression que les femmes qui prenaient des progestatifs au long cours avaient des syndromes fibromyalgiques. La prédominance féminine devrait faire l'objet de travaux prospectifs rigoureux, mais ce n'est pas le cas. Le syndrome d'arrêt brusque des traitements œstroprogestatifs que nous avons vécu en France n'a malheureusement pas fait l'objet d'études systématiques : à la suite de communications dans les médias, toutes les femmes ont eu peur en même temps du cancer et des problèmes cardiovasculaires ; résultat, de très nombreuses femmes ont développé d'un seul coup un tableau de fibromyalgie temporairement. Il y a aussi le cas des femmes traitées par les anti-aromatases dans le traitement du cancer du sein, qui entraîne une privation totale des œstrogènes : 60% de ces femmes développent un tableau douloureux de type fibromyalgique qui cesse avec l'arrêt du traitement. Les douleurs sont parfois telles qu'il faut arrêter le traitement, malgré le risque de cancer.
Pour identifier une fibromyalgie chez un patient qui a mal partout, on a décrit comme nécessaire l'existence d'un certain nombre de points douloureux. Existe-t-il d'autres critères ?
Certains patients ont les points sans la fibromyalgie, et d'autres la fibromyalgie sans les points. Dans mon expérience, la localisation des points n'a pas beaucoup d'importance, c'est simplement une manière semi-objective d'explorer la baisse du seuil de perception des stimuli douloureux. On utilise ce moyen faute de mieux en attendant que les méthodes de neuro-imagerie soient accessibles. Les fibromyalgiques ont également des seuils de tolérance bas pour le chaud-froid, les odeurs et les sons. Un autre point intéressant est l'association avec les colopathies fonctionnelles, très fréquentes : beaucoup de ces colopathies semblent également liées à une diminution du seuil de sensibilité, non à une histoire de problèmes dans l'enfance. Les troubles du sommeil sont intéressants à étudier de façon systématique par des techniques de neurophysiologie mais ces études ne sont pas encore très répandues. C'est probablement l'avenir mais pas encore le présent. Une autre notion est la prise en considération de la fatigabilité musculaire aux efforts répétitifs, qui est tout à fait quantifiable. Dans les critères de l'ACR, on avait étudié la fatigue, sans distinction entre la fatigue générale, qui est subjective, de la fatigue musculaire aux efforts répétitifs, mais elle n'a pas été retenue dans les critères finaux. Certes, on peut observer de petites anomalies, quand on étudie les muscles en microscopie électronique. Mais on pense que c'est lié à un sous-emploi des muscles du fait de la douleur, ce que l'on appelle la kinésiophobie, la peur du mouvement qui entraîne un déconditionnement musculaire et explique les anomalies.
Quels sont les traitements possibles ?
Il y a les traitements médicamenteux, et il y a les autres. L'idéal, c'est d'essayer de les combiner. Cela demande beaucoup de moyens, difficiles à mettre en pratique. En fait, il n'y a qu'un seul endroit où cela a été réalisé, c'est ici à Genève. Il est juste de rendre hommage au seul groupe qui a été capable de mette en œuvre ce qui est souhaité dans tous les articles sur la fibromyalgie : un abord pluridisciplinaire, avec une prise en charge conjointe médicamenteuse, physique, psychologique et médico-sociale, et le tout couplé à un centre de recherches fondamentales et appliquées d'où viendront peut-être les connaissances physiologiques et thérapeutiques décisives qui permettront une meilleure prise en charge.
* American College of Rheumatology
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